Organisées autour de seigneurs grands ou petits, gouvernant en véritables souverains des territoires parfois considérables, les cours féodales sont également les lieux où naît et se développe l’art des troubadours.
Issues de l’éclatement de l’Europe mérovingienne, puis consolidées par l’apparition du système féodal à l’époque carolingienne, les cours ducales ou comtales émaillent au Moyen Âge le domaine occitan de l’Aquitaine à la Provence, et même plus loin encore.
Le système féodal du Moyen Âge est basé sur l’imbrication, le chevauchement des pouvoirs et des autorités. C’est donc un lacis complexe de liens vassaliques, un enchevêtrement d’influences et de dépendances que ces cours seigneuriales qui ont vu naître, croître et fleurir l’art du trobar entre le XIe et le XIIIe siècles. Ainsi, une cour vicomtale (Blaye, Ventadour, Béziers,…) dépendant par lien vassalique d’une cour plus puissante (Poitiers, Toulouse…), pouvait néanmoins rivaliser avec elle sur le plan du rayonnement artistique et intellectuel. Cette « guerre » du prestige artistique se retrouve par exemple dans la rivalité entre la cour limousine du vicomte Eble de Ventadour – troubadour lui-même – et celle, infiniment plus riche et prestigieuse de son suzerain, le puissant duc d’Aquitaine.
La toute puissante cour de Poitiers recevait des traditions de vie fastueuse venues du Midi et du Nord. Ducs d’Aquitaine, descendants de la vieille lignée vasconne du légendaire Loup, duc de Gascogne, les comtes de Poitiers sont presque des rois. Ils règnent sur un immense territoire qui s’étend de la Loire aux Pyrénées, de l’Atlantique à l’Auvergne. C’est sur leurs terres qu’éclôt et que se développe l’art des troubadours.
Guillaume IX duc d’Aquitaine et comte de Poitiers (1071-1126) est donc un des plus puissants princes d’Occident, quand il amorce cet immense mouvement de création. Sa cour, basée essentiellement à Poitiers, mais aussi ponctuellement à Bordeaux et à Toulouse, quoique Poitiers ait été sa résidence favorite accueille la fine fleur de la noblesse limousine, poitevine, auvergnate, périgourdine et gasconne, ainsi que de grands troubadours. Auprès de lui et de ses successeurs, tout au long des XII et XIIIe siècles, l’on retrouve pêle-mêle des noms aussi illustres que Jaufre Rudel (vers 1113-1170), Eble II de Ventadour (mort vers 1147), Marcabru (première moitié du XIIesiècle), Cercamon (première moitié du XIIe siècle), Bertrand de Born (v. 1140-1215), Arnaud Daniel (né vers 1150), Guiraud de Bornelh (v. 1138-1215), Savaric de Mauléon (mort vers 1236)…
Certains de ces troubadours étaient roturiers, d’autres nobles, parmi lesquels de très grands seigneurs, qui tenaient eux-mêmes une cour brillante – quoi que de dimensions plus restreintes – dans leurs châteaux.
Après la mort de Guillaume en 1126, le mariage de sa petite-fille Aliénor d’Aquitaine (vers 1122-1204) successivement avec le roi de France Louis VII, puis le comte d’Anjou Henri Plantagenêt, devenu roi d’Angleterre en 1154, ne diminue aucunement le prestige de la cour de Poitiers, puisqu’un des fils d’Aliénor, Richard Ier Cœur-de-Lion, roi d’Angleterre, duc de Normandie et d’Aquitaine, laissa lui-même des œuvres en langue occitane et protégea plusieurs troubadours. Citons entre autres le Limousin Gaucelm Faidit (vers 1150-1205), le Gascon Arnaut-Guilhèm de Marsan (actif vers 1170), grand seigneur landais, ainsi que l’énigmatique Pèire de Vic (1143-1210) connu sous le nom du Monge de Montaudon, gentilhomme du Cantal, moine bénédictin et troubadour fameux.
La Gascogne, dont le cœur est formé par le triangle landais, est au Moyen-Âge organisée autour de cet immense marécage, hostile et malsain, qui s’étend du Médoc jusqu’aux confins du Pays-Basque, et de l’Albret jusqu’à l’océan. La noblesse gasconne, généralement pauvre et contrainte de se vendre pour la guerre auprès de seigneurs plus puissants, parfois loin de ses bases (le mythe du fameux « cadet de Gascogne » puise ses sources dans cette réalité), ne s’est que relativement peu illustrée dans l’art du trobar.
En premier lieu, il convient bien entendu d’évoquer le grand Jaufre Rudel, qui était seigneur de Blaye, sur les confins de la Gascogne actuelle, mais bien réellement en domaine gascon au Moyen-Âge. Cercamon, actif entre les années 1135 et 1150, était lui aussi originaire de Gascogne (on ignore d’où précisément), ainsi que celui qui fut sans doute son disciple, Marcabru, natif d’Auvillar (actuel département du Tarn-et-Garonne) dans l’est de la Gascogne. Tous deux œuvrèrent principalement à la cour des ducs d’Aquitaine, à Poitiers.
On voit encore, à Lesparre-Médoc (actuel département de la Gironde) le château des sires de Lesparre, où les jongleurs-troubadours gascons Aymeric de Bélénoï (vers 1216-1242) et Pèir de Corbian oeuvrèrent un temps. Nous savons que Guiraud de Calenson, actif dans la première moitié du XIIIe siècle, était lui aussi gascon, tout comme Arnaut-Guilhèm de Marsan. Quant à Pèire de Gabarret, autre troubadour gascon incontestable, à quel Gabarret faut-il le rattacher ? A la commune de l’est du département des Landes ? A un lieu-dit des environs de Lectoure ? Où à l’Entre-deux-Mers, puisqu’il portait le titre de vicomte de Benauge, vicomté dont le siège se trouvait au château du même nom, sur la commune d’Arbis, non-loin de Targon (33) ? Probablement aux trois à la fois. Les Gabarret étaient une des plus puissantes familles gasconnes du Moyen-Âge, originaires de l’Armagnac, seigneurs de Langon et de St-Macaire, riches de nombreuses possessions en Bordelais et Bazadais. C’est également du Bazadais (de Bazas même) qu’était originaire Pèire de Ladils, un des derniers troubadours occitans de la tradition du trobar (vers 1325-1355), dont il ne reste guère que neuf œuvres. Ladils représente en quelque-sorte la transition entre la lyrique médiévale occitane et l’époque moderne, par sa participation à la naissance du Consistoire du Gai Saber, qui donna naissance aux Jeux Floraux de Toulouse.
Près des Pyrénées, il convient également de citer la cour de Foix et de Béarn…
En Limousin, de grandes familles nobles, vassales des ducs d’Aquitaine, tiennent également des cours savantes et raffinées. Citons notamment les vicomtes de Limoges, et notamment Adhémar V, mort en 1199, la même année que Richard-Cœur-de-Lion, et à qui Guiraud de Bornelh dédia un planh célèbre. Bertrand de Born faisait partie des habitués de cette cour limougeaude, comme de plusieurs autres.
D’autres grandes familles, comme les Comborn, les Turenne, et bien entendu les Ventadour tinrent cour dans ce Limousin médiéval, et entretinrent la culture et l’art troubadouresque. Le vicomte Eble II de Ventadour (mort vers 1147) fut le protecteur, le maître (et peut-être le père) du grand Bernard de Ventadour (vers 1125-vers 1200), un des plus illustres troubadours occitans. C’est le fils de ce vicomte, Guillaume d’Ussel, qui fut le fondateur de la lignée des seigneurs de cette localité du nord de l’actuelle Corrèze, dont était issu le troubadour Gui d’Ussel (actif aux environs de 1200). Le seigneur de Ribérac, à l’ouest du Périgord, Arnaud Daniel (deuxième moitié du XIIe siècle) tint peut-être cour dans le bourg du Périgord vert, sans qu’on garde toutefois la moindre trace d’une quelconque activité littéraire autour de lui.
La cour de Robert IV, comte d’Auvergne et de Clermont, dit le Dauphin d’Auvergne (vers 1150-1234) est une des plus brillantes d’Occitanie. Robert, grand mécène et protecteurs des arts et des lettres, dans la tradition des rois carolingiens, entretient plusieurs troubadours parmi les plus célèbres, comme Gaucelm Faidit, l’Auvergnat Peirol, le Gévaudannais Perdigon, ou encore l’auteur d’un grand nombre de Vidas de troubadours, le Quercynois Uc de Sent-Circ. Il fut aussi en contact avec Guiraud de Bornelh, Pèire de Maensac et Raimbaud de Vaqueiras. Robert IV fut lui-même troubadour et échangea notamment avec Richard-Cœur-de-Lion.
L’autre grande cour occitane du Moyen Âge était bien entendu celle de Toulouse, au temps de Raymond V (1148-1194) et de Raymond VI (1194-1222). Immense pôle culturel de création artistique et littéraire, renommé dans l’Europe entière, la cour mondine protégea un grand nombre de troubadours originaires de toute l’Occitanie, parmi lesquels il faut citer le Toulousain Pèire Vidal (actif autour de 1200), issu de la bourgeoisie aisée, grand poète et protégé de Raymond VI.
Eléonore d’Aragon, dernière épouse de Raymond VI, fit partie des dames les plus courtisées (dans le cadre convenu de la fin’amor) de tout le Moyen Âge occitan : Raymond de Miraval (vers 1180-1220), Aymeric de Péguilhan (vers 1175-1230), Elias de Barjols (vers 1180-1230), Uc de Sent-Circ (début du XIIIe siècle)… Parmi ceux qui œuvrèrent à la cour de Toulouse, outre ceux cités, il faut évoquer le Provençal Raimbaud d’Aurenga (vers 1140-1173), grand seigneur lui-même, le Cantalien Pèire Rogier (vers 1145-1197), Guillaume Adémar (actif vers 1200), probablement le Navarrais Guillaume de Tudèle (actif vers 1200), auteur de la première partie de la Chanson de la Croisade Albigeoise, ou encore Cadenet (né vers 1160).
En Languedoc, plusieurs familles nobles se firent les mécènes de troubadours. Outre les châtellenies de Mirepoix, Fanjeaux, Minerve, Cabaret (citées par Pèire Vidal et Raymond de Miraval), citons la cour des Trencavel à Béziers, celle de leurs cousins à Nîmes et à Carcassonne et les vicomtes de Narbonne (également alliés aux Trencavel) dont la dernière héritière, Ermengarde (vers 1127-1196) protégea Pèire Rogier et reçut les hommages de Pèire d’Alvernhe et de Bernard de Ventadour.
Guillaume VIII, vicomte de Montpellier (1157-1202), époux d’une princesse byzantine férue d’arts, Eudoxe Comnène, accueillit à sa cour Guiraud de Bornelh, Arnaud de Mareuil (fin du XIIe siècle), Aymeric de Sarlat, Perdigon (vers 1200) et Folquet de Marseille (vers 1155-1231).
En Provence, il convient de citer la famille de Sault, dont Raymond d’Agout fut vers 1200 un représentant illustre en tant que protecteur des arts et des lettres. Pèire Vidal, Gaucelm Faidit et Cadenet le citent avantageusement. Mais dans cette Provence médiévale, possession de la couronne d’Aragon, c’est surtout la cour des rois catalans de Provence, notamment du comte Alphonse Bérenger II, fils du roi Alphonse d’Aragon, qui fut le siège d’une intense activité artistique et intellectuelle.
Sous sa protection et celle de son successeur, Raymond-Bérenger IV, dernier comte souverain de Provence, ce sont Elias de Barjols, les chevaliers provençaux Bertrand d’Alamanon (vers 1229-1266), Gui de Cavaillon (actif vers 1200-1220) et Blacas de Blacas, seigneur d’Aups (mort vers 1235), qui s’illustrèrent en Provence. Béatrix de Savoie, épouse de Raymond-Bérenger IV, reçut les hommages d’un grand nombre de troubadours, comme Guiraud de Bornelh, d’Uc de Sent-Circ, du troubadour mantouan d’expression provençale Sordel (mort vers 1266) ainsi que du Médocain Aymeric de Belenoi (vers 1216-1242). L’on mesure ainsi le rayonnement de ces cours occitanes du Moyen Âge, et leur extraordinaire portée culturelle, dont l’influence rassemblait la fine fleur de la poésie occitane, des Landes du Médoc jusqu’à la Vénétie, et du Bas-Poitou jusqu’en Aragon.
Citons encore, pour la Provence, la cour que tint entre Orthez et Aix, Garsende, fille d’Alphonse II de Provence, mariée au vicomte de Béarn Guillaume II de Moncade, seigneur d’Orthez ; celle que tint à Vienne, en domaine franco-provençal davantage qu’occitan, Béatrice de Montferrat, épouse en 1220 du dauphin de Vienne ; celles de Raimbauda des Baux ou de Gauserande de Lunel… Toutes nous sont connues par les œuvres que leurs consacrèrent Guilhem Montanhagol, Bertrand d’Alamanon ou Sordel.
La cour de Rodez fut une des plus brillantes d’Occitanie, mais aussi la dernière. Organisée autour de la personnalité de Guida de Rodez, fille du comte Henri de Rodez (vers 1175-1221), elle accueillit vers le début du XIIIe siècle dans la capitale du Rouergue plusieurs troubadours, dont Sordel, Bertrand d’Alamanon et de Granet, ainsi peut-être qu’Uc de Sent-Circ, qui semble avoir été en relation avec les comtes de Rodez. À la fin du siècle, le célèbre Guiraud Riquier (vers 1230-1292), un des derniers troubadours occitans, œuvra pour le comte Henri II, dont la cour devint le symbole de la magnificence et de la décadence irrémédiable de la culture occitane médiévale.